Interview publiée dans l’Équipe le 15 mars 2022
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Une consultation menée par une association, le Comité éthique et sport, auprès d’un millier de sportifs de tous âges et tous niveaux, révèle l’ampleur d’un mal omniprésent : la dépression. Analyse d’un phénomène sur lequel le tabou se lève peu à peu.
Annabelle Rolnin
15 mars 2022 à 19h04
Les larmes de Naomi Osaka et la détresse de Simone Biles ont choqué les fans de sport et le grand public, l’été dernier. Cette semaine, la joueuse japonaise a de nouveau exprimé son mal-être après avoir été prise à partie par une spectatrice à Indian Wells alors que le capitaine de l’équipe de France de handball Valentin Porte nous a raconté sa déprime et sa thérapie. Qu’en pensent les sportifs ? « On était surpris qu’il n’y en ait pas plus qui craquent », lance même Gary Florimont. Cet ancien basketteur professionnel de 34 ans est l’un des ambassadeurs du Comité éthique et sport, une association créée il y a huit ans dont l’objet est de faire des propositions sur certaines déviances à l’éthique dans le sport.
À l’automne 2020, le Comité a lancé sur les réseaux sociaux une enquête en ligne sur la dépression. 1 020 sportifs de 15 ans et plus ont rempli la consultation anonyme dont les questions se basaient sur les critères cliniques du syndrome de dépression. Sur l’échantillon quasiment paritaire (51 % d’hommes, 49 % de femmes), 75 % pratiquaient le sport en compétition (15 % de professionnels, 28 % avec un statut haut niveau, 32 % de compétiteurs sans statut), les 25 % restants avaient une activité de loisir.
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L’enquête révèle un phénomène important. Bien sûr, la pandémie a eu une influence sur la santé mentale pour 62 % des interrogés. Plus de 80 % d’entre eux ont vécu au moins l’une des situations suivantes : manque de force ou d’énergie, sentiment de tristesse, nervosité, anxiété, manque de confiance. La moitié fait part du manque de plaisir à pratiquer leur discipline et avoue se rendre à l’entraînement à contrecoeur. Plus inquiétant, 25 % des répondants ont avoué avoir déjà pensé que la vie ne valait pas la peine d’être vécue (52 % chez les 15-17 ans).
Les femmes moins souvent touchées que les hommes
Un élément ressort aussi très vite de cette enquête qui a fait la différence entre les sexes masculins et féminins, les tranches d’âge, les sports collectifs et individuels ou encore le niveau de rémunération. Alors qu’en dehors du monde du sport, il existe une prévalence de la dépression chez les femmes, ici, le sentiment de fragilité et de mal-être est nettement plus mis en avant par les hommes. Le sentiment de tristesse est par exemple décrit par 97 % des hommes interrogés contre 48 % chez les femmes. 38 % des hommes ont répondu que la vie ne valait pas la peine d’être vécue, contre 12 % des femmes.
« Je pense que les femmes sont habituées à manager une charge mentale beaucoup plus importante que les hommes au quotidien, de par leur rôle dans la société, avance Gary Florimont. Ensuite, beaucoup de femmes, même à très haut niveau, ne vivent pas de leur sport. Elles ont des problématiques professionnelles liées à madame tout le monde et sont obligées de se projeter différemment sur ces notions de reconversion. Au final, elles sont beaucoup plus armées pour faire face à certaines problématiques psychologiques. »
Les femmes, sur plusieurs fronts et moins bien rémunérées, seraient donc moins exposées à la dépression ? Laure Delisée, psychologue clinicienne engagée dans l’association, complète : « Les femmes ont aussi plus l’habitude de parler, sont plus à même d’aller chercher de l’aide pour aller mieux. D’autre part, l’homme s’identifie énormément à son corps, à sa performance. Dans notre jargon, on dit que le corps est Phallus, pas au sens du sexe, mais au sens du pouvoir. Dès lors qu’il est arrêté dans sa performance, dans son désir de dépassement de soi, il vit ça comme une castration symbolique, ça touche à sa masculinité. L’effondrement est plus difficile. »
Ajoutons à cela l’exposition médiatique plus grande pour les hommes que pour les femmes, les standards sociétaux auxquels le mâle doit répondre : force physique, mentale, virilité, efficacité, et le piédestal sur lequel il (s’)est hissé pour réussir dans l’élite l’isolent encore davantage. « L’homme a alors tout le terreau qui lui permet de fuir une réalité évidente, c’est-à-dire des fragilités psychologiques liées à la condition d’homme, les réalités de reconversion, de blessure, de faiblesses en fait », analyse Florimont. L’ancien joueur, qui a quitté sa Guadeloupe natale encore adolescent pour se former à Cholet avant de fouler les parquets de Pro A et Pro B, a lui-même traversé une dépression à 27 ans, suite à une blessure.
« On porte un masque d’athlète, il devient notre identité. On cherche à le nourrir, mais il nous vide »
Gary Florimont
C’est son épouse qui avait détecté les premiers signes de la dépression, souvent qualifiée dans le milieu de « mauvaise passe », « manque de motivation ». « Des termes génériques destinés à cacher ces pathologies pour ne pas abîmer la stature du sportif, qu’il reste au-dessus de ces notions qui nous ramènent au statut d’homme », commente l’ancien pivot.
L’entourage joue donc un rôle majeur dans la santé mentale des sportifs. Et là aussi, l’enquête dévoile un écart hommes-femmes important : 73 % des hommes interrogés ont le sentiment d’être incompris par leurs proches, contre 48 % des femmes. Un sentiment nourri par la peur de décevoir sa famille, qui a parfois consenti des sacrifices, l’idolâtre ou fait peser sur lui des attentes. « Mon entourage ne me conçoit que par ce statut de sportif de haut niveau. Si je ne suis plus sportif, je deviens quelqu’un sans intérêt. J’erre. On porte un masque d’athlète, il devient notre identité. On cherche à le nourrir, pour plus de reconnaissance, de succès, mais il nous vide », résume Gary Florimont.
La cellule familiale peut aussi être le seul endroit où les athlètes tombent le masque, souligne Laure Delisée : « Il faut aider l’entourage à détecter la vulnérabilité dépressive, favoriser les situations de parole. Les signes cliniques sont multiples et souvent faciles à repérer : repli sur soi, changements d’humeur, problèmes de sommeil, mauvaises pensées sur soi, agitation excessive voire hyperactivité. Et ensuite faire le relais, pas forcément auprès de l’entraîneur, car certains aussi sont pris dans des problématiques narcissiques de performances. »
En France, si la préparation mentale a fini par rentrer dans les moeurs pour les entraîneurs, il n’en va de même avec le suivi psy, fluctuant selon l’entité : un club professionnel ou, à l’opposé, un sport individuel et olympique. « En club, les préparateurs physiques ont des »maps » pour jauger l’état de forme des joueurs, relève Gary Florimont. Est-ce qu’on a assez bu ? Bien dormi ? Est-ce qu’on s’est bien étiré ? Etc… Il faudrait aussi une »map de la psyché ». »
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Une initiative assez récente du CIO va pouvoir pallier ce manque et soutenir les entraîneurs par le biais du staff médical. Car un coach qui n’a jamais été formé aux bases de la psychologie va peiner à détecter la profondeur d’un mal-être. D’autant plus que la dépression ne s’accompagne pas toujours ou n’est pas toujours due à une baisse des résultats. On peut être performant en étant dépressif, confirme la psychologue Laure Delisée. « C’est un mécanisme de défense, il y a une dissociation du corps et de l’affect. Le corps devient une machine qui s’exécute, mais le sportif est vide de l’intérieur. Ce n’est pas tenable, ça ne dure qu’un temps. » Ce qui peut provoquer un retard dans la prise en charge, une confusion dans l’entourage.
La plongeuse Laura Marino, qui a stoppé sa carrière en 2019, à 25 ans, à cause d’un burn-out, l’expliquait très bien dans nos colonnes. « Les rares fois où j’ai essayé de tirer la sonnette d’alarme parce que je me rendais bien compte qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas, on m’a dit : »non, ça va, regarde ». Un des critères principaux pour le burn-out, c’est la contre-performance. Comme j’avais des super bons résultats, ça excluait le fait que je sois en surentraînement ou en burn-out. Et moi ça me rendait folle parce que je savais au fond de moi que j’étais à la moitié de ce que j’étais capable de faire, mais que ça ne se voyait pas parce que c’était les meilleures performances que je n’ai jamais faites. Ça sonnait prétentieux de dire ça, je n’étais pas très prise au sérieux. »
Pour que de plus en plus de sportifs soient pris au sérieux dès les premiers signes, la prise de parole de champions comme Biles, Osaka, ou à la double championne olympique de judo Clarisse Agbégnénou, qui avait ouvertement évoqué sa dépression suite à l’annonce du report des JO de Tokyo, est nécessaire. La démarche courageuse de la judoka, comme celle de Valentin Porte, envoie un message d’espoir : la dépression se soigne, et le sport, tout comme la vie peuvent reprendre.
DES OUTILS POUR DÉBUSQUER LA DÉPRESSION
Face à l’enjeu global de la santé mentale des sportifs, différentes instances ont commencé à créer des initiatives. À son niveau, Véronique Lebar, médecin et présidente de l’association Comité éthique et sport s’active, depuis la conclusion de l’enquête, à nouer des partenariats avec des syndicats de sportifs professionnels. « Nous allons faire accompagner les sportifs qui souffrent de dépression par nos psychologues, mais aussi créer une formation aux signes de détection de la dépression ainsi que des outils d’autodiagnostic faciles et accessibles. » La fameuse « map de la psyché », évoquée par le basketteur Gary Florimont (voir ci-dessus). Des outils similaires existent depuis peu.
Ancien footballeur pro devenu professeur, Vincent Gouttebarge a développé pour la FIFPro, le syndicat mondial des joueurs dont il est le directeur médical, une boîte à outils qui leur est destinée. Il dirige aussi depuis 2019 le groupe de travail constitué de 11 experts internationaux dédié à la santé mentale créé par le CIO.
« On »screene » les sportifs en début de saison pour des problèmes musculaires, articulaires ou des pathologies cardiovasculaires et il n’y avait rien pour la santé mentale, ce qui est bizarre. Cet instrument, le SMHAT, pour sport mental health assessment tool (outil d’évaluation de santé mentale), a été développé pour les médecins du sport, qui sont ceux qui dirigent le staff médical et sont au contact quotidien avec les sportifs. Il est destiné à être utilisé au début de la saison mais aussi dès qu’il y a un événement de la vie, une blessure grave, ou dans la vie privée. »
Autre initiative, aux JO et Paralympiques de Tokyo, le groupe de travail avait mis en place une ligne téléphonique anonyme, 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 avec un professionnel de la santé mentale. Le dispositif a été renouvelé à Pékin cet hiver.
Si chaque prise de parole de sportifs sur la question contribue à lever peu à peu le tabou, les habitudes sont tellement ancrées que la sensibilisation est un enjeu crucial. Maroussia Paré, membre du relais 4 x 100 m français aux JO de Tokyo, également psychologue clinicienne, tente par exemple, à travers son compte Instagram @sportetpsycho, de « montrer qu’il y a des solutions. Aller chez le psy, ce n’est pas quand on est fou ou faible. » Grâce à ce format moderne, la sprinteuse puise dans son expérience d’athlète pour normaliser un discours autour de la gestion des émotions et banaliser la prise en charge psychologique dans le projet des sportifs.
publié le 15 mars 2022 à 19h04